Quand
on a couru un 100km, on devient cent-bornard. Commencer par le 100km
de Millau, c’est s’assurer qu’on sera acclamé dans le parc de
la victoire deux fois. Ca donne envie de recommencer. C’est dans le
marathon que se perd la course et c’est peut-être dans la montée
de Tiergues que Millau se gagne
Massy,
dimanche 29 septembre 2013,
Depuis ce matin, nous avons quitté
notre chalet sur la colline bordant les rives du Tarn et nous avons
roulé vers le nord. Mon compagnon de route m’a laissé en fin
d'après-midi à la gare de Massy. Cela beau être un
dimanche, le hall est bondé, je me vois arriver et me comparer à
ces autres voyageurs, certains en kaki, d’autres en jeans et
vêtements passe-partout ont quand même un ou deux sacs aux
couleurs militaires alors que moi je suis avec un gros sac que je
porte dans le dos alors que mon sac à dos qui contient mon
ordinateur est porté sur le ventre. A comparer nos postures, il n’y
a guère de différence, à regarder nos chevelures, ils ont la coupe
avec des cheveux très courts, les miens diffèrent par leur longueur
et surtout par cette expression qui évite de me classifier chez les
vieux, cheveux poivre et sel. Qu’importe, ils sont jeunes, ils sont
dans la force de l’age et moi j’aime me considérer comme sage et
heureux. Quel magnifique week-end ! Le hall est bien trop
bruyant pour que je m’installe mentalement confortablement et me
délecte de quelques chapitres d’un livre que je viens d’entamer.
En fait, il y a très longtemps j’avais arrêté la lecture en
plein milieu de l’œuvre la plus connue de Gabriel Garcia Marquez,
il s’est passé trop de décennies pour que je reprenne où j’en
étais et j’ai décidé, la patience plus grande m’ayant été
accordée de recommencer et de me délecter à l’avance de
retrouver ce village où des générations se succèdent et écrivent
leur histoire avec ou sans un grand H. Mon train est annoncé avec
quinze minutes de retard, le temps, la référence au passé et au
futur m’appellent sans cesse à considérer l’instant présent et
le savourer au lieu de faire des plans et d’espérer ou de me
lamenter en me disant qu’il y a eu dans le passé de bons moments,
cela ne m’empêche jamais de penser à celle que j’aime. En tous
cas, la rêverie dans cet endroit qui n’a rien de chaleureux, me
fait presque oublier qu’il me faut atteindre le bon quai car si je
ratais ce TGV ce ne serait plus quinze minutes de retard que j’aurais
mais sans doute la certitude d’une soirée, voire d’une nuit de
galère pour remonter à Paris, trouver une place dans le dernier
train ou pire attendre le premier du matin entre Montparnasse et
Rennes. Une petite fille regarde vers moi, j’en suis étonné, elle
parle à peine et se déplace comme un château branlant, elle est
adorable, une femme qui doit être sa tante s’adresse à celle qui
doit être la mère en lui disant que la petite est en train de
partir se promener. Le regard de la petite est en fait dirigé
derrière moi et elle se met à accélérer dans ma direction, me
contourne, elle essaie d’attraper un pigeon entré dans le hall
pour s’abriter d’une pluie torrentielle. La pluie et l’orage
nous ont réveillés dans la nuit de samedi à dimanche et
heureusement nous étions rentrés. Nous, c’est Karim, sa femme
Céline, Antoine un ami du couple et moi. Karim, mon coureur, celui
que je pourrais appeler mon poulain nous a gratifiés d’une course
magnifique, je ne retiendrais que celle-ci avec le cortège de
plaisirs, de bonheur, de manifestation d’admiration du public, des
autres coureurs et de leurs supporters.
Oups, alors que j’avais plus d’une
heure à tuer, je vais finir par être obligé de courir pour trouver
le bon quai. Bon ok, un dernier coup d’œil aux divers réseaux
sociaux. Que vois-je ? ce dimanche à Berlin, un marathonien
kényan, Wilson Kipsang, a établi un nouveau record du monde. Bien,
me dis-je, après Hailé en 2007, puis Hailé en 2008, il y a eu
Pascal Makau en 2011, donc quatre fois à Berlin en six ans, ça
devient presque banal et de la non information. Ce n’est pas
sympathique pour ce coureur ; à une autre époque Wilson
aurait suscité l’admiration de beaucoup de passionnés de course à
pied, moi-même j’ai été un grand fan de Haïlé pour tous ses
titres olympiques et mondiaux pour tous ses records sur piste puis
sur marathon.
Le marathon de Berlin sort de ma
tête, je retourne à la réalité, je suis dans une gare et je vais
prendre mon TGV pour rentrer à la maison. De toutes façons, je me
déplace doucement parce que je n’ai pas les moyens ni l’envie
d’aller plus vite, j’ai mes deux sacs, le dorsal et le ventral et
encore une fois, je me remets à me dissocier de l’environnement.
Mon pied droit ne me fait pas mal, je rêve que bientôt je pourrais
recourir un simple footing et de temps en temps je pourrais aussi
courir avec mes athlètes pendant leur échauffement, eux seront au
ralenti, moi, je serai à fond mais heureux de tout simplement
partager la dernière discussion, les dernières nouvelles qui nous
passent par la tête. Pour le moment, je suis lent, l’annonce de
mon TGV est réitérée, il partira du quai numéro trois avec quinze
minutes de retard. Ce n’est rien. Hier le retard de mon poulain par
rapport à celui devant lui n’était que de dix minutes, par
contre s’il voulait monter sur le podium, il était à vingt trois
minutes. C’est beaucoup et c’est peu. Quand on rate un train la
moindre minute c’est gênant, certains prennent cela comme une
catastrophe, là sur les 100kms de Millau, vingt trois minutes c’est
beaucoup et c’est peu quand on sait que le dernier qui aura pris la
pluie d’orage aura bouclé le parcours en à peu près 24 heures
soit 16 heures de plus que mon poulain. La différence énorme tient
en ce que moi qui ait accompagné à vélo, j’ai passé une belle
journée de course et nous avons fêté cela dans la soirée et nous
avons dormi comme des bienheureux dans un bon lit. Les coureurs
noctambules n’ont même pas vu les étoiles , le ciel était
couvert toute la journée et la nuit les nuages ont déchargé tout
ce qu’ils avaient en eau. A mes athlètes qui viennent de réaliser
une belle performance, je dis toujours de savourer de ne pas passer à
autre chose précipitamment; toute la préparation et sa
concrétisation dans une belle course méritent qu’on s’attarde,
qu’on se repose, qu’on se bichonne, qu’on prenne plaisir et le
futur avec des nouveaux projets ou objectifs attendront.
Le train arrive, stoppe, je dois me
bouger et m’approcher de la porte de ma voiture et grimper, ensuite
poser mon gros sac et garder avec moi celui de l’ordinateur. Quel
bonheur que de s’asseoir, se placer confortablement et déconnecter
les appareils portables, il y a des voyages lointains en avion avec
des heures sans le réseau et il y a ces multiples déplacements
entre Paris et Rennes qui donnent cette merveilleuse occasion de
voyager plusieurs fois, une fois sur les rails, c’est la rame qui
bouge et une fois dans sa tête, c’est l’esprit qui parcourt des
lignes droites, prend des virages et fait des boucles qui paraissent
impossible.
Ferme tes yeux, savoure !
Qu’est-ce que j’aime ces 100kms
de Millau, qu’est-ce que j’ai aimé ce week-end, j’y ai vécu
des successions de petits plaisirs, j’ai rencontré des
connaissances dans le monde de l’ultra. Un club virtuel s’est
monté il y a plusieurs années, il s’est concrétisé sous la
forme d’un forum sur Internet et nous échangeons chacun à son
rythme, nous nous voyons sur les courses d’ultra. La dénomination
est “ Au Delà Du Marathon ” ce qui donne
l’acronyme ADDM. Comme dans la vie de tous les jours, il y a toutes
sortes de tempéraments et toutes sortes de caractères, des coureurs
adorables et des provocateurs juste irritants ou bien affreusement
détestables. Il y a des coureurs et des entraîneurs d’excellent
niveau, ce ne sont pas ceux-là qui contribuent le plus à la
cacophonie, au règne du “ n’importe peut prétendre
détenir la vérité vraie ”. Certains n’écrivent
pratiquement jamais, d’autres passent leur temps à faire la liste
exhaustive de tout ce qu’ils ont ingéré et pas toujours digérés,
ce sont aussi bien des kilomètres, des dénivelées ou bien des
nutriments solides ou liquides divers et variés. Ce sont un peu mes
amis, enfin plus que les amis des réseaux sociaux, j’ai du plaisir
à les rencontrer et boire un coup en vrai, pas de façon virtuelle à
travers un clavier ou via des émoticônes.
Ce dimanche 29 septembre, c’était
le record du monde du marathon mais pour nous le 28 et le 29 c’était
la fête. Il y avait le jeune cent-bornard qui n’a eu comme cadeau
pour sa cinquième place qu’une simple serviette éponge et tous,
du premier au dernier auront cette seule récompense matérielle, sur
les marathons internationaux, il y a une grille de prix qui peut
apporter à un champion plusieurs centaines de milliers d’euros et
même un ou deux millions de dollars; sur la belle classique
Millavoise qui nécessite des mois d’entraînements, le premier ne
gagne rien et la première la même chose agrémenté d’un bouquet
de fleurs. Tous ont gagné le plaisir de l’avoir courue une fois ou
plusieurs fois, souvent ils décident de revenir.
Quand Karim que depuis son enfance,
certains appellent Hakim, m’avait demandé de l’amener sur
cent-bornes, je lui avais conseillé de choisir Millau car si jamais
il n’en ferait qu’un ce serait celui que beaucoup trouvent
magique.
Hakim est un coureur de caractère,
il sait ce qu’il veut, il se fixe des objectifs, il ne veut avoir
aucun regret, il fait ce qu’il croit être le mieux pour réussir.
Depuis sept années, Il m’a choisi comme coach et entraîneur, il
me questionne et il donne son avis ; quand après
argumentation, il comprend ce que veut son entraîneur, il est
content quand est intègrée sa façon de voir telle ou telle séance.
Ensuite Karim est intégralement concentré sur la réalisation de
chacune des séances de qualité qui sont planifiées. Il fait ce qui
a été décidé par le coach.
Hakim était concentré les jours
avant la course et il en était malade, la veille après le retrait
de son dossard après avoir mangé toujours le même repas fait de
pâtes qu’il a cuites lui-même pour être sûr qu’elles sont Al
Dente mais Al Dente de chez Hakim, après avoir bu de l’eau plate
et de l’eau gazeuse, pas n’importe laquelle, celle qui est la
plus chargée en minéraux, Hakim avait été dérangé et s’était
réveillé dans la nuit et avait même réussi, après un de ses
nombreux passages aux toilettes à se tromper de chambre, il s’en
est fallu de peu qu’il se couche dans mon lit où celui d’Antoine.
Antoine et moi sommes ses accompagnateurs vélo et Karim prend sur
lui pour ne pas être désagréable avec nous, comme nous sommes en
quelque sorte ses modérateurs, Céline la femme de Karim, elle, bien
entendue est la première des supportrices et c’est donc un
pléonasme, Céline supporte Hakim et ce, depuis de nombreuses
années.
Le départ des 100kms de Millau est
donné au parc de la victoire. Ce samedi matin, avec Antoine, nous y
sommes allés tranquillement sur nos VTT, Céline et Hakim y sont
allés en voiture, bien longtemps avant l’heure de départ pour ne
pas stresser. Raté, Hakim est plus stressé que jamais. Pendant que
je serre des mains, que je fais la bise à de nombreuses personnes
bien souriantes et décontractées venues de partout et beaucoup de
Bretagne, Hakim se met en quête de toilettes.
Pour ne pas lui ajouter de la
pression, je ne lui dis rien, je ne sais s’il faut dire n’importe
quoi, lui raconter une blague pour le décontracter ou bien se taire.
Après le coup de pistolet, plus rien n’aura d’importance à part
ses sensations, et la sérénité s’installera ou bien je lui
vrillerais la tête et pendant qu’il fera sa plus belle foulée
déroulante et économique, je le saoulerai et il ne pourra même
plus réfléchir.
Je signale à Hakim que nous partons
avec les autres accompagnateurs bretons que j’ai rencontrés pour
le point de ralliement vélos-coureurs à Aguessac à 6km au nord sur
la rive droite du Tarn.
L’année dernière, sur place,
j’étais resté très longtemps et cette année j’ai décidé d’y
aller tout doucement. C’est tellement lent que je ne fais même pas
d’effort alors je m’arrête pour mettre un coupe-vent, il fait un
peu frisquet et il y a un petit vent. La météo a annoncé des
grosses rafales pour l’après midi, sans doute que les chronos ne
seront pas bons.
L’attente, cette année, s’est
transformée en discussion entre coaches. Au début, je discutais
avec Manu Fontaine qui attendait sa femme Anne-Cécile, Bruno Heubi
nous a rejoints. Cette rencontre nous rappelait que nous étions à
Millau sept ans auparavant. Bruno avait gagné l’édition de 2005
et il avait organisé et recruté une équipe de meneurs d’allure,
c’était une première sur 100km. Nous nous rappelions cette
édition très pluvieuse, Manu a dit : “ 15kms secs
et 85 kms sous l’eau ”. Sur cette édition, j’avais
changé mes vêtements, mes chaussettes et mes chaussures qui
faisaient sploc ploche au marathon à Millau, j’étais ressorti sec
et ne l’étais resté que quelques secondes. Même scénario au
soixante et onzième kilomètre et même punition, sploc ploche avant
Saint Affrique, puis épongeage dans la salle, changement intégral
pour le plaisir d’être sec, quelques minutes sans sploc et puis
avant même la sortie de la ville, avant la montée vers Tiergues à
nouveau complètement trempé.
Ce samedi, le ciel est gris, la
température clémente, nous ne savons pas si Anne-Cécile en a fait
trop ou non, on se dit que Ludo Dilmi est favori mais Hervé Seitz
qui a fait troisième l’année dernière est aussi un prétendant à
la victoire.
Le marathon et le 100kms démarrent
en même temps, les premiers coureurs qui se pointent au bout de la
ligne droite sont les marathoniens, très peu de temps après, nous
distinguons les premiers cent-bornards avec leurs dossards qui ont
une bande réfléchissante parce que beaucoup arriveront dans la
nuit. Normalement dans ce groupe de tête, il y a peu de chance qu’il
y en ait qui arrivent la nuit, je reconnais Ludo, je lui fais un
signe et tout en courant tranquillement, il est dans le deuxième
groupe, il me fait la remarque qu’il pensait me voir comme coureur,
je lui explique que cela fait des mois que je suis blessé et que
j’aurais adoré recourir ce 100kms.
Passent devant mes amis entraîneurs
et moi, des marathoniens et des cent-bornards, pas plus de deux
poignées et enfin mon athlète. A voir sa tête, il est clair qu’il
n’est plus stressé, il est dans sa course, il me dit “
ça va ”.
C’est le Karim rasséréné que je
retrouve, celui avec lequel nous discutons de temps en temps de
musique, des chanteurs et chanteuses qui lui font du bien. Sur mon
vélo, je dois bien entendu me freiner pour rester dans l’allure du
groupe de Karim. Par habitude, je demande sa fréquence cardiaque et
j’ai l’assurance que c’est bien. Cela correspond à ce que nous
connaissons de ces débuts de séance spécifique, je vais me
positionner à la borne des 10kms pour toper sur ma montre au passage
du groupe. Il y a une borne tous les 5 kms. Cela avance
régulièrement, sans à-coup. Rapide calcul, le temps de
ré-enfourcher mon vélo et de rejoindre les coureurs et j’annonce
l’allure, le calcul était vite fait parce que le temps de passage
correspondait aussi à une valeur constatée à l’entraînement.
Toutes les valeurs moyennes d’allure et les fourchettes de
fréquence cardiaque sont connues par cœur. Comme dans la musique,
un bon 100km est couru au bon tempo. Dans le cadre d’un parcours
complètement plat, il n’y a pratiquement qu’une seule allure du
début jusqu’à la fin qui tient compte quand même de la fatigue
avec pour objectif pour un champion d’être le plus stable
possible, le plus longtemps possible. Dans le cas de Millau, Hakim
aurait eu des doutes, c’était par exemple la première fois, il y
a un an. Cette fois-ci, la partition, il la connaît bien, on ne peut
jamais dire parfaitement, il va l’interpréter du mieux possible.
Le travail quotidien du cent-bornard, c’est comme les gammes du
musicien, Hakim a répété pendant des mois. La grande course qui
lui a servi de répétition générale, il l’a consciencieusement
réalisée, un départ dans le rythme puis la liberté d’aller à
l’allure qu’il sentait. Millau peut être couru par des maniaques
de l’arithmétique, Millau ne peut-être magique que si l’on est
un artiste. Karim, parce qu’il a parcouru des centaines de
kilomètres a fini par adopter la foulée qui sied à la musique de
la première boucle. Millau doit être une oeuvre symphonique, cette
symphonie aveyronnaise sera en trois mouvements.
En dehors de la course, nous avons en
commun, Karim et moi, actuellement des soucis professionnels, avec
des journées de travail sans passion et nous les subissons. Nous
apprécions tous les deux Joan Baez, sa guitare et sa voix nous
sortent momentanément de ce quotidien maussade. Pendant la
préparation, j’ai souvent pris ma guitare le soir et je chantais
la chanson Well Met, Well Met que Karim m’avait suggérée. La
guitare est restée à Rennes, une autre fois je lui chanterai des
chansons apaisantes ou bien du blues. Dans mes souvenirs de mon plus
beau 100km, j’étais serein et c’était Mozart qui
m’accompagnait. C’était un 100k plat et un concerto pour piano
et orchestre se jouait dans ma tête.
Nous ne sommes qu’au début de
Millau, Karim a l’air bien, autour de lui, il y a presque foule,
avec des coureurs et des accompagnateurs. Voilà que je me dis que si
j’étais à sa place, je m’énerverais. De fait, d’autres
coureurs ont des postures qui ne me plaisent pas en tant
qu’entraîneur, qu’elles ne soient pas belles, pas équilibrées,
le buste et les épaules trop en avant, qu’ils soient bas, que les
bras semblent raides, ce n’est gênant que pour l’esthète qui
aime voir les foulées des plus grands demi-fondeurs mais que la
respiration soit forte ou la pose de talon suggérant des coups de
pilonneuse, cela nuit au premier mouvement de notre symphonie. Au
milieu du groupe, Karim déroule sa foulée, la pose est légère, il
est bien droit, c’est bien le tempo Adagio, ou bien Ruhig que
Karim germaniste comprend mieux. La maman de Karim est professeur
d’allemand. “ Ruhig ” cela m’évoque paisible.
Cela me plait. Le long du Tarn, ce ne sont que successions de faux
plats, nous allons changer de rive, nous allions vers les gorges sur
la rive droite et nous empruntons le pont pour attendre Le Rozier.
C’est un bel endroit, Karim est dans sa bulle, il ne regarde pas.
Connaissant bien ce passage, je préfère donner une consigne sachant
que de toutes façons, Karim écoutera ses sensations et ne sortira
pas du plan de course ou plus poétiquement il continuera la
partition en Adagio ou bien Lento, soit Langsam en allemand, que je
traduis en tranquille. Le Rozier était une incursion dans la Lozère,
nous abordons Peyrelau en repassant dans l’Aveyron, mais le plus
important, je vais descendre tous les rapports du vélo parce que la
pente est la plus forte de toutes les pentes de la première boucle.
“ Karim, tu sais que sur la patate qui est la première
vraie patate de Millau, et qui est ici, tu as le droit de prendre
quelques pulses mais ne vas pas trop haut car ça ne sert à rien, on
va garder du jus pour la deuxième boucle ” Comme prévu,
Karim monte plus vite à pied que moi alors que je pédale du mieux
que je peux. Encore une fois, je constate quand les coureurs me
doublent que certains manquent de retenue, leur souffle haché
reflète l’intensité de leur effort, c’est trop, trop tôt. Dans
le Village, je rattrape le groupe de mon athlète et écoute les
différents commentaires. A chaque fois c’est du même acabit. “
Sur le profil de la course ils n’avaient pas mis cette côte, elle
est dure et pourtant … Si mais c’était tout petit ”
Parce que je connais la suite, je rigole sous cape, Karim se permet
: “ c’est rien par rapport à Creissels”. Quand
Karim dit Creissels il pense à la montée au viaduc qui démarre à
Raujolle. En effet, à Peyrelau, la pente est forte mais ce n’est
que le temps d’un lacet de quelques centaines de mètres. Plus tard
… dans à peu près deux heures, cela va durer plus longtemps et
cela va faire mal au moral. Jusqu' à Millau, j'ai décidé de
regarder l'allure et je recommence tous les cinq kilomètres le
pointage. Malgré les bosses, l'allure générale est stable, un
rapide calcul me donne un temps de passage au marathon en un peu plus
de trois heures, cela confirme que nous ne sommes pas loin de le tête
du 100km et aussi dans le même tempo que les bons marathoniens. Les
postes de ravitaillement sont passés sans aucune pause, Antoine se
charge de passer les bidons d’eaux pétillantes ou non, salées ou
sucrées ou neutre et Karim est toujours dans le tempo. D'autres
coureurs procèdent par à coups et je ne me permet pas de leur faire
des commentaires, je glisse quand même quelques mots à Antoine pour
qu'il saisisse, si ce n'est déjà fait, l'importance de
l'accompagnateur, modérateur au début de la course. Pour avoir des
nouvelles de la tête de course, j'accélère et profite de la
descente qui se situe au trentième kilomètre et qui ira jusqu'à
Millau-Plage en dessous de notre chalet. Alors que je rejoins Ludo
qui est seul à l'entrée du village de Paulhe, je lui demande s'il a
un suiveur. Ludo me dit qu'il en a et il me remercie. Sur le coup je
ne comprends pas pourquoi il me remercie, après quand je continue ma
descente à fond, je me poste à la prochaine borne, pose mon vélo
et prends les temps de passage. En étant à l'arrêt, je constate
qu'il y a du vent contre. Il n'est pas encore très fort mais il
n'est pas l'ami du chronomètre. Comme j'ai vu passer la tête de
course, je connais maintenant la position de Karim. Pour ne pas
l'influencer je ne donne pas son classement provisoire et le rassure
toujours lui annonçant que son allure est stable. Antoine qui
connaît mon pronostic sur le passage au marathon s'inquiète un peu
car il compare à ce qui s'est passé au précédent 100km où il
était le seul accompagnateur à vélo. Il est rassuré quand je lui
confie que ce qui compte c'est que du point de vue cardiaque tout est
impeccable, après les montées, le cœur redescend rapidement dans
les descentes ce qui montre qu'il n'y a pas eu dépassement de seuil,
pas de passage dans la zone rouge. Karim discute avec un coureur qui
l'accompagne depuis pratiquement le début et tous deux parle du vent
qui est contre. Nous faisons tous la réflexion, qu'il sera dans le
dos sur la fin du 100km même si nous savons que l'addition est plus
grande que la soustraction. La performance chronométrique ne sera
pas au rendez vous, il faut aussi se faire plaisir en se battant
contre soi-même, la place devient plus importante pour la
compétition en elle-même. Le retour sur Millau est tranquille, seul
le passage à côté du chenil de la SPA met nos oreilles à
contribution. Les coureurs se sont tus depuis un moment, les suiveurs
étaient du coup respectueux du silence, les aboiements des chiens
semblent avoir réveillé les langues de chacun. Nous croisons des
joggeuses et c'est la blague éculée “ hé les filles, la
course c'est dans l'autre sens, vous vous trompez ”. Entre
les ravitaillements et entre les villages il n'y a pratiquement
personne, on ne voit que les compétiteurs et leurs accompagnateurs.
De temps à autres, des motos nous dépassent, derrière le pilote on
devine un officiel. Il y en a un que je verrai sans doute toute la
journée, il fait aussi le pointage des premiers de la course à
plusieurs endroits. Dans la tête de Karim, j'imagine “
céline, j'arrive ”. Nous approchons de Millau-Plage,
c'est plat, c'est dégagé et je devine que la femme de mon athlète
s'est postée là pour l'encourager. C'est toujours sympathique de
voir les visages radieux de ceux que nous connaissons. Cela fait
trois heures que la course est partie et il reste soixante kilomètres
à parcourir. Karim est costaud dans sa tête, souvent quand on passe
à côté de son logement, on a envie de s'arrêter et d'aller se
coucher. Pas mal d'histoires d'abandons sur marathon se passent quand
le dernier tiers du parcours est proche de l'hôtel ou du camping de
l'athlète.
Le parcours est plat, il emprunte la
piste cyclable le long des nombreux campings de Millau-Plage.
Aurélien est le coureur à côté de Karim que j'ai fini par
découvrir en parlant non seulement course, cross et trail mais aussi
judo, son accompagnateur est professeur de judo. C'est amusant car en
me comptant cela donne quatre judokas et aussi quatre Berrichons.
Aurélien est dans un club de course de Déols qui jouxte
Châteauroux, et bien moi, je suis Castelroussin de naissance et
c'est enfant que je me suis retrouvé en région parisienne et breton
seulement depuis presque trente ans. Karim et Aurélien aborde le
pont au dessus du Tarn pour rejoindre le centre de Millau. Encore une
consigne annoncée bien fort “ Karim, ne change rien , ne
fais pas monter les pulses, il y a un faux plat qui dure jusqu'au
parc de la victoire et jusqu'au marathon, tu ne prends aucune pulse,
c'est après, tu le sais, dans la montée de Creissels que là ton
cœur va grimper. ” A ce moment Karim et Aurélien sont
sixième au classement. Karim baisse la tête, je ne vois que le
dessus de sa casquette fétiche, lui seul a le droit de dire pourquoi
et pour qui, il la porte. Karim reste concentré et ne réagit pas
quand de nombreux coureurs se mettent à accélérer et le doublent.
Il est normal que les marathoniens qui sont à un kilomètre et demi
de leur fin de course jettent tout ce qui leur reste d'énergie. Par
contre, je ne comprendrais jamais, et je l'ai vu tant de fois, quand
le marathon approche, des cent-bornards accélèrent et sur la ligne
topent leurs chronomètres. C'est ainsi, il se passe des choses “
stupides ” mais certains n’y changeront rien.
Karim et Aurélien passent
pratiquement ensemble au marathon, ils sont douze et treizième. Sur
la première boucle j'avais prédit que beaucoup de ceux qui étaient
devant Karim allaient chuter au classement général, c'était facile
parce que déjà l'année dernière j'en avais vu qui avaient craqué
dans la deuxième boucle et pris plus d’une heure. Si on ne
considère que la vitesse, on peut constater des moyennes qui
chutent, si l'on se place au niveau des battements du cœur, c'est
une autre histoire.
Quand on travaille sur une œuvre
musicale, le tempo est indiqué et pour avoir une référence, on
prend un métronome et il nous donne les battements par minute, c'est
de façon mathématique le moyen de placer correctement les tempos
adagio, lento et autres presto ou prestissimo (Sehr Schnell), cela
peut dépasser les 180 pulsations par minute. La symphonie de Karim
va passer au deuxième mouvement. La fréquence de la foulée va
osciller, le rythme cardiaque aussi. Le prochain pointage se fera à
St Affrique, ce tronçon nous promet toutes sortes de tempo et nous
croyons que la course va commencer réellement sur les deux grosses
bosses. Il y a Creissels, une descente vers Raujolle, la montée vers
le viaduc, plus tard, la montée vers Tiergues. Raujolle puis la
terrible montée, mes cuisses s'en souviennent c'est là que coureur
ou cycliste j'ai connu le plus grand découragement. Pourtant il y a
le viaduc au dessus, on lève la tête, il est beau, il paraît
inaccessible, on a mal, on s'arrête, on reprend son souffle et on
repart parce qu'on n'a pas le choix. J'avais pris de l'avance car je
savais que mon ascension serait bien plus lente que celle de Karim.
Avant même la moitié de la montée, je crois que ce n'est plus
Karim qui me rejoint, c'est Hakim. Il est dans le doute, il me double
en trottinant et un peu plus haut il s'arrête et marche. Il doit se
maudire. La pente est réellement forte, je n'arrive pas à pédaler
longtemps, je fractionne. Quand je marche, je regarde plus haut et je
vois Hakim qui alterne trot et marche. C'est bien, car malgré sa
relative lenteur, personne ne l'a doublé. Dans la deuxième boucle,
je ne prendrais plus les temps sur les bornes, parce que cela ne veut
plus rien dire à cause des dénivelées positives et négatives et
aussi tout simplement parce que je ne serai que rarement avec Karim
sur les bornes. Il me faudra prendre de l'avance dans les descentes
pour arriver en bas des montées plus tôt et ne me faire doubler
qu'au milieu. C'est la théorie, en fait ce sera, à fond, à fond
toujours à fond et avec Antoine qui est plus fort que moi malgré
son vélo chargé, nous ne serons synchro qu'à Tiergues. Nous avons
pris trois gouttes et c'est tout. Le vent est monté en intensité.
Nous avons eu des nuages toute la matinée. Après avoir passé sous
le viaduc, j'ai mis longtemps avant de rattraper mon cent-bornard. Ce
sera sans doute la dernière fois que je lui demanderais :
“ quelle est ta FC ? ” Ce qui me rassure
c'est qu'elle est retombée à la valeur du début de la première
boucle, je sais que je le saoule à lui demander sa Fréquence
Cardiaque, l'année dernière il m'avait envoyer paître après St
Georges de Lurançon. Comme il a beaucoup d'expérience maintenant il
sait où se situe l'intensité d'effort supportable longtemps.
Peut-être qu'une prochaine fois, il pourra mettre la montre en
fonction enregistrement et coller un sparadrap pour ne pas pouvoir
lire les valeurs de Fréquence Cardiaque. Ca ne lui sert plus à
rien, ça ne servira qu'au coach qui analysera après coup les points
forts et les points faibles et déterminera une nouvelle stratégie
d'entraînement et de course. Après réflexion, c'est le coach qui a
besoin d'être rassuré, bon, c'est fait. Le coach se dit qu’il est
temps de penser à lui, il n'a rien mangé depuis la veille puisqu'au
réveil, il n'a ingéré qu'un café noir. Tout le contraire de ce
qu'on préconise en diététique.
Le deuxième mouvement de la
symphonie qui pourrait être la septième de Beethoven en terme
d'émotion va se jouer souvent avec Karim se retrouvant avec Hakim.
Pour ma part, je fonce au
ravitaillement à St Georges. Entrant dans la salle, je m'aperçois
que les tables sont bien installées avec les petits toasts, les
fruits secs, les petits sandwiches au pâté, jambon, crême de
Roquefort. Personne avant moi n'a l'air de s'être servi. Une
charmante bénévole me demande si je connais ce ravitaillement en me
désignant à sa gauche les rangées de verres emplies des
différentes boissons, il y a de l'eau plate, différentes eaux
pétillantes plus ou moins salées , il y a même de la bière et le
fameux soda de couleur noire. Un rapide calcul et je lui dit que
c'est la quatrième fois que je passe dans cette salle puisque je
suis à ma quatrième présence, puis après hésitation je lui dit
qu'en comptant l'aller et le retour, cela fait huit fois que je suis
entré dans cette salle. Je me suis trompé car en fait je ne suis
qu'à l'aller alors j'ai trop vite multiplié par deux. Il y a des
détails dont je me souviens et je ne les raconterai pas car ils sont
liés à des problèmes connus de cent-bornards qui à force d'avoir
peur de ne pas assez s'hydrater finissent par avoir le ventre en
vrac. A la sortie de la salle, j'enfourche mon vélo et je dois
m'activer pour rejoindre Antoine et Karim. Dans le faux plat montant
avant d'attendre St Rome de Cernon, Karim est redevenu serein, sa
foulée est fluide et il reprend des coureurs qui étaient devant à
Millau. Il n'y a plus beaucoup de cent-bornards devant. Pendant
longtemps le coureur est seul ou avec son accompagnateur, on n'entend
la musique toute en finesse libérée par les poses de pieds légères.
Tous les ans à peu près entre les deux villes, je retrouve le
ravitaillement rock and roll. Même si Karim est beaucoup plus jeune
que moi, il est plutôt fan de Rock Progressif de la fin des années
soiaxante, une de ses références est Atom Heart Mother des Pink
Floyd. C'est dingue, quand l'album est sorti il n'était pas né.
Cette pensée est débile, puisque quand Mozart vivait moi non plus
je n’étais pas né, en fait les artistes sont éternels, les
entraîneurs sont éphémères, les athlètes en changent souvent.
Dans la montée vers Tiergues au
coeur de la forêt, il y a de belles courbes et très vite Karim va
être seul et il va sans doute doubler des moins bons grimpeurs que
lui. Pour ma part, je m'accroche et me fait doubler par quelques
cent-bornards qui ont des mines bien entamées.
Enfin, c'est la fin de mon deuxième
calvaire, j'approche du ravitaillement de Tiergues, qu'est-ce que je
me sentais seul dans la montée et là il va y avoir du monde, des
bénévoles, des officiels, des journalistes. Nous définissons avec
Antoine une tactique pour la suite. Il descendra, pas moi et je
garderai les sacoches bien chargées avec les bidons de boisson et
ça fait un poids conséquent. En restant sur place, je peux discuter
avec un officiel qui a fait des pointages. Toujours à faire mes
calculs, j'imagine le prochain passage du premier cent-bornard et
j'espère que Karim ne sera pas trop loin derrière, je l'imagine en
dixième position, je demande si ils ont son pointage en bas à St
Affrique. C'est négatif. La voiture chrono est enfin visible après
le rond point en dessous du ravitaillement, celui qui mène la course
est derrière. Quand je vois que c'est le T-Shirt jaune de Ludo, je
suis très content. Quand Ludo est à quelques mètres il me crie mon
prénom et me dit avec enthousiasme : “qu'est-ce que je suis
content de te voir là ”. Je lui réponds moi aussi je suis
content, très content. Il doit être content car de voir ma bobine
ça doit le sortir de la monotonie de la montée depuis St Affrique
et il est content aussi parce qu'il a grimpé l'avant dernière
grosse bosse, il ne lui restera qu'un peu moins de vingt cinq
kilomètres et une seule énorme difficulté, la montée vers le
Viaduc. C'est vrai ça me fait plaisir de voir Ludo pratiquement
vainqueur, je l'avais déjà vu gagner le titre national à Theillay.
A peine deux minutes après arrive Hervé mais il n'a pas la même
tête radieuse, il a l’air très fatigué. Rien n'est joué. Le
temps passe vite parce que déjà dans l'entame de la descente plus
d'une quinzaine de coureurs sont passés dont Aurélien, l’autre
berrichon qui était dans la première boucle, le compagnon de route
de Karim. Aurélien est tellement fatigué qu'il dit que ça va être
très dur de terminer et il plonge sa tête dans la bassine réservée
à l'épongeage. Son accompagnateur me regarde avec l'air de dire
qu'il est aussi mal qu'Aurélien mentalement. Je conseille à
Aurélien de ménager sa foulée dans la descente, le piège est de
s’emballer d’aller vite en descente et ainsi de beaucoup taper,
on le paye ensuite dans la remontée très durement. Très peu de
temps après arrive à vélo, Manu, il me dit que ça va bien pour
Anne-Cécile, elle est largement en tête. Tiens la même année, sur
la même course que Ludo, Anne-Cécile a aussi été championne de
France de 100km, c’était à Theillay, le parcours était plus plat
et elle y a établi son record personnel. Anne-Cécile arrive, je lui
envoie un bisou quand elle est à quelques dizaines de mètres. Elle
se détourne de la trajectoire optimale et droite et vient me taper
dans la main, elle est égale à elle même toujours souriante. Les
trois poursuivantes auront au moins une demi-heure de retard. Claude
alias Rouffi, un entraîneur que j'ai rencontré sur des championnats
et que je sais faire partie de l'encadrement des formateurs à la
fédération vient discuter avec moi des athlètes en tête de
course, il ne suit personne en particulier mais s'intéresse bien
entendu à ceux qui sont ou qui pourraient intégrer l'équipe de
France. Comme je vois passer le cinquième au classement, je lui dis
que j'attends mon athlète qui est en quelque sorte un débutant, il
ne s’est passé qu’une seule année depuis son premier
cent-bornes. Il me suffit de me retourner pour voir arriver le
sixième et pour m'apercevoir que c'est Hakim. Il ne s’est passé
qu’une minute. Donc je me mets à courir à côté de lui pour
atteindre mon vélo qui était cinquante mètre plus haut. Le vélo
était chargé, il était plus judicieux de le laisser plus haut
dans la montée. Il y a du monde, les bénévoles s'y mettent aussi
pour applaudir et encourager, on entend : “
bravo champion ” et même “ vive le Berry ”.
Hakim demande quand sera la descente, il en a marre et s’impatiente.
De fait il y a une succession de faux-plats avant d'arriver dans la
vraie descente, celle qui comporte deux virages en épingle. Karim
sans accélérer a doublé le coureur qui était devant et moins
rapide en montée. Karim est alors bien et conseille à ceux qui
montent de prendre l'extérieur des virages. Les coureurs ne
comprennent pas pourquoi il faut aller à l'extérieur car cela fait
plus de distance, Karim leur explique que la pente est moins forte,
lui-même dans la descente prend les extérieurs pour ménager ses
cuisses. Rouffi nous rattrape à vélo et me signale qu'un autre
coureur revient et il est à cent mètres. Poliment, je lui dis que
Karim s'en fout, il va faire sa descente à son rythme et ne se
préoccupe pas des autres. Tous deux sur nos vélos, nous freinons et
examinons la foulée. Claude me dit : “ ton gars
descend bien ”. A vrai dire, je n'y suis pour rien, je n'ai
pas pu en plusieurs années encadrer Karim au stade que très
rarement et il s'est débrouillé pour faire ses gammes et ses
exercices de descente. Bon quand même, mon ego est flatté quand on
dit du bien d'un de mes athlètes. Karim s'est construit par
lui-même, il est très doué et il m'a rencontré sur un stade à
Paris et nous avons progressé ensemble. Cela fait maintenant sept
ans que nous nous connaissons. Il avait couru son premier marathon en
se bricolant un plan tout seul, un an après avec mon aide, il avait
explosé tous ses chronos sur toutes les distances. Résident à
Paris, sur les cinq années qui ont suivi, il a battu son record
personnel sur chaque marathon et il a fait une pause le temps de se
réinstaller dans le Berry avant de reprendre l’entraînement pour
opter pour le 100 kms.
Karim est bien, il dit à voix haute
: “ Céline, j'arrive ”
C'est le troisième mouvement de
notre symphonie. A la fin de la descente, effectivement Céline est
là et prend des photos de son magnifique champion de mari. Tous ceux
qu'on a croisé dans la descente avaient l'air admiratif, certains
criaient le classique “ bravo champion ” Karim
avait arrêté de dire merci. Nous venions de passer la marque
quatre-vingts, Karim était serein, pourtant des signes de crampes
apparaissaient, les signaux pouvaient être qualifiés de faible. Sur
le faux plat descendant nous avons pris le vent de face, Karim a dit
: “ c'est pas juste, à l'aller il était dans l'autre
sens, il a tourné et il est toujours en face ”. Ceux qui ne
sont pas là pourront toujours dire que les chronos sont moyens, ils
n'avaient qu'à être là et constater et lutter contre.
Ce qui est magique à Millau, c'est
le retour, il y a en gros un bon millier de coureurs qui te croisent.
Les encouragements sont mutuels, il nous reste bientôt un petit
quinze kilomètres soit un bon footing pour Karim et pour eux, encore
un très très gros marathon. Sur le retour, je ne m'arrêterai à
aucun ravitaillement, je me posterai en avance sur Karim et lui
donnerai les bidons. C'est dommage pour les bénévoles mais c'est
ainsi qu'on évite de trop perdre du temps dans les salles à St Rome
et St Georges. Dix kilomètres avant l'arrivée, Karim et moi savons
qu'il y a la grosse difficulté, celle qui nous amène au viaduc.
Même scénario consenti avec Antoine, je pars en avance, je pédale
comme un fou, je constate que je ne verrai jamais les quatre premiers
de la course, Karim ne pourra jamais les rattraper. Il n'y a que moi
qu'il dépasse dans la montée, je suis de plus en plus à la peine,
ce n'est plus le souffle qui me freine ce sont mes jambes qui sont
bien fatiguées. Karim a trouvé une tactique efficace, il me dit
assez tôt quel bidon il veut, eau plate, gazeuse ou soda noir, je
vais lui tendre un peu plus loin, il prend son temps pour boire tout
en trottinant et il dépose le bidon plus loin pour que je le
récupère. Mes souvenirs sur la montée jusqu'au viaduc sont
tellement négatifs que je préfère abréger et précipiter mon
récit dans la descente vers Raujolle.
Quand je rejoins Karim, je lui dis
qu'il ne reste qu'une demie heure, il a une crampe, il en aura
plusieurs qui reviendront de plus en plus souvent. Antoine et moi lui
disons qu'il ne faut pas s'arrêter, il faut marcher puis il faut
trottiner puis quand ça va mieux il faut courir. “ aïe, je
vous jure je ne le fais pas exprès. ” On pourrait rire du
fait qu'il s'excuse bêtement, on se retient, dans ma tête :
“ nom de Dieu il a déjà couru presque quatre vingt quinze
kilomètres, ça vaut le respect ! ”. Avant d'arriver
au ravitaillement à Creissels nous convenons que cela ne sert à
rien de faire un écart et de nous arrêter, le poste est un peu en
retrait de la route. Quand nous passons à côté, les bénévoles
applaudissent et nous disons “ merci les bénévoles et
excusez nous de ne pas nous arrêter ”. Quand Karim a de
nouveau une méchante crampe il s'arrête, je n'aime pas dire des
mots désagréables alors tout ce que je trouve à dire : “
Karim, je n'ai rien bu depuis longtemps, c'est l'heure de l'apéro,
j'en ai marre d'attendre plus en traînera plus ça va durer et je
veux boire un coup donc on y va, on marche, on trotte, on court et
dans moins d'un quart d'heure on y est, il y a le gars pas loin, le
sixième qui va te passer ”. Karim ne ressemble plus à
Hakim, il déclare : “ s'il me dépasse c'est qu'il
l'a mérité sa place !”. En fait, Hakim s'est réveillé et
nous courons à une très belle allure. Nous tapons dans la main de
Tonio, un copain du forum ADDM qui entame la deuxième boucle. Comme
il m'a rendu service, je lui promet une bière. Nous approchons du
pont et là avec Antoine nous assurons la sécurité de notre
coureur, moi devant à faire des signes pour que les voitures
arrivant en face ralentissent et nous laissent un couloir d'au moins
un mètre et Antoine se met sur le côté comme protection. Nous
anticipons les ronds-points et les carrefours en demandant de loin
aux commissaires de course quelle est la bonne trajectoire, s'il faut
passer devant, à droite ou à gauche des voitures neutralisées.
Place du Mandarous, le public est debout ou bien assis aux terrasses
des brasseries, les applaudissements sont des cadeaux que personne ne
peut refuser. Nous vivons un moment grandiose, la marque 99 est bien
apparente, elle est en blanc, je la connais par coeur et c'est
l'euphorie. Pas besoin de chronomètre pour voir que Karim va très
vite, il n'avait jamais eu l'intention de se faire doubler. Encore un
rond point, le passage à niveau, le dernier rond-point, le portail
du parc de la victoire est grand ouvert. Les vélos s'effacent et
passent sur le côté gauche, Hakim sprinte, Céline est là en haut
de l'allée des platanes, Karim stoppe, il a encore une méchante
crampe, tous ceux qui sont là crient avec Antoine et moi : “
encore quelques mètres, allez , allez”
Bon, c'est fini, je suis heureux,
c'est tout.
Non ce n’est pas tout, c’était
le dernier mouvement d’une symphonie que ne me laisse pas indemne,
je ne dirai pas que quelque chose est mort (moi en tant que coureur)
et que j’ai assisté à une naissance. Si, il y a eu naissance,
cette symphonie devrait s’appeler Maïeutique, c’est dans la
douleur qu’est né un excellent cent-bornard, on ne peut plus le
considérer comme un bizut. Je ne sais pas qui était la sage-femme,
c’est peut-être cette course mythique, son parcours, son public
ses supporters qui font qu’on en est sur un nuage quand on la
termine, qu’on soit premier ou dernier, que ce soit la première
fois ou qu’elle soit devenue un pèlerinage.
La symphonie Maïeutique et son
dernier mouvement étaient cahotiques, je l’ai aimée et j’attends
d’autres interprétations.
Cette année Ludovic, en passant la
ligne en vainqueur arborait un magnifique sourire et montrait un
poing rageur, il tenait enfin cette victoire, Hervé, le deuxième
avait en prime les pieds en sang, ses chaussures ont changé de
couleur, Anne-Cécile, vainqueure, souriait et pour ceux qui la
voient souvent, c’est son habitude, car malgré tous ses titres de
championne nationale et mondiale elle a toujours gardé cette
simplicité et elle respire la bonne humeur du premier au dernier
kilomètre. Anne-cécile première féminine a terminé quinzième au
scratch c’est à dire le classement tout confondu, jeunes, vieux,
hommes ou femmes. Karim, avec sa cinquième place est arrivé
pratiquement entre Anne-Cé et Ludo.
1 commentaire:
salut charlie , toujours un régal a te lire , d'habitude , tu me fais voyager et cette fois ci , j'y étais donc j'ai revécu la course car je connaissais les lieux , que dire super karim 5éme a millau "respect" .cette course , tu avais raison la veille tu m'avais dit "c'est 1h de + que chavagnes" pile poil 1h , charlie est un sage .
j'en ai bavé mais millau c'est vraiment la mecque du 100km .
bonne récup a karim et A+ charlie pour d'autres aventures
gilinc
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